Alors que son très beau récit Mes fragiles vient de paraître en poche, Jérôme Garcin publie l’essai Des mots et des actessous-titré « Les Belles-lettres sous l’Occupation ».
Manière de réflexion sur la façon dont « l’exercice de la littérature peut mener à l’insoumission comme à la soumission, à la bravoure comme à la lâcheté », ce recueil de textes s’articule et se justifie autour d’un puissant paradoxe : « La France littéraire n’en finit pas de se pâmer pour les écrivains collaborationnistes et concède à ceux qui ont résisté, souvent en sont morts, et dont les œuvres indiffèrent, une estime ennuyée, compassée, un peu gênée. » Suivent ainsi des évocations de Céline, Brasillach ou du tandem infernal Morand et Chardonne – « les chevaliers du fiel », « deux intelligents avec l’ennemi », « deux moralistes immoraux » – dont la publication posthume de leur correspondance aura achevé de les déshonorer.
Face à ceux-là, l’auteur de La Chute de cheval (prix Roger Nimier 1998) et de Bleus horizons oppose d’autres figures telles celles de Jean Prévost, mort le 1er août 1944, les armes à la main dans le Vercors face aux Allemands, ou de Jacques Lusseyran – deux écrivains auxquels il avait déjà payé ses dettes à travers de beaux livres (Pour Jean Prévost, Gallimard, 1994 ; Le Voyant, Gallimard, 2015).
Zones grises
Bien sûr, on n’a pas attendu Jérôme Garcin pour savoir que Céline, Brasillach, Paul Morand et d’autres avaient été d’odieux collaborateurs antisémites. Mais l’un des mérites de son livre est celui d’une mise au point, d’un rappel. Depuis les années 1970, la période de Vichy et de l’Occupation a été revue par des historiens, des écrivains, des cinéastes en étant sans cesse enrichie de nouveaux apports, de nouveaux témoignages.
Au récit gaullo-communiste de l’immédiate après-guerre (« Tous résistants ») succéda le culpabilisateur (« Tous collabos »), dans le sillage de La France de Vichy de l’historien américain Robert Paxton, avant qu’un discours plus nuancé ne s’impose autour des zones grises, de la complexité et de l’ambivalence de situations tellement faciles à juger cinquante ou quatre-vingt ans après par ceux qui ne les avaient pas vécues.
On admit ainsi que des destins avaient pu se sceller sur un coup de dés, un détail, un hasard.
Certains romans de Patrick Modiano, le film Lacombe Lucien de Louis Malle (scénarisé par Modiano), le documentaire Le Chagrin et la Pitié de Marcel Ophüls ou plus tard les révélations sur le passé de François Mitterrand (décoré de la francisque par le maréchal Pétain avant de basculer dans la Résistance tout en cultivant par la suite des amitiés avec des personnalités infâmes comme René Bousquet) – pour ne citer qu’eux – participèrent à cette relecture, certes précieuse car refusant le manichéisme, qui contribua – sciemment ou pas – à l’émergence d’un certain relativisme moral accompagnant par ailleurs la réhabilitation, ou du moins la nouvelle notabilité, de certaines figures « maudites » (dont Céline, Drieu et Morand, tous trois au catalogue de La Pléiade) dans le domaine des lettres.
Noir et blanc
Rappelons encore que dans le film d’Ophüls, Le Chagrin et la Pitié, l’un des témoignages les plus forts et « séduisants » est celui de Christian de La Mazière, ancien Waffen SS à l’allure de rocker, justifiant son engagement par une sorte de « romantisme fasciste » (pour reprendre l’expression de Paul Sérant).
Résultat : dans la foulée du film, La Mazière publia un premier recueil de mémoires, Le Rêveur casqué aux éditions Robert Laffont, évoquant son parcours et ses faits d’armes dans la SS, qui devint un best-seller. De fait, au fil des années, s’imposa l’idée que durant ces temps déraisonnables, tout se valait plus ou moins.
Les héros, les lâches, les salauds, les bourreaux, les victimes : une fine membrane séparait tous ces êtres, leurs choix, leurs actes. Ce fut parfois vrai. Joseph Darnand, héros multimédaillé de la Première Guerre contre les Allemands, fut contacté dès 1940 pour rejoindre La France Libre. S’il eût accepté, il ne serait pas devenu un peu plus tard le chef de la Milice et la pire incarnation de la collaboration avec les nazis.
Cependant, au-delà des zones grises, il y eut aussi le noir et le blanc.
Les collabos et les résistants de la première heure, les torturés sous les coups de la schlague nazie et les gestapistes de la rue Lauriston, les déportés et les Miliciens, les Justes et les délateurs. Et les gens de lettres eurent leur part, avec les armes ou simplement avec les mots qui en sont d’autres, dans cette bataille.
A l’instar de Jérôme Garcin célébrant donc Jean Prévost qui disait « se battre violemment pour des idées modérées », Jacques Lusseyran ou Jules Roy, on pourrait sauver d’autres écrivains de l’oubli, des écrivains de grand talent qui eurent en outre la bravoure de s’engager dans la Résistance. On songe au communiste Roger Vailland ou au monarchiste Jacques Perret. Leurs romans Drôle de jeu, Un jeune homme seul (Vailland), Bande à part et Le Caporal épinglé (Perret) demeurent des chefs-d’œuvre.
Des mots et des actes • Gallimard