Stanley Kubrick décéda en mars 1999 alors qu’il venait d’achever le montage de son treizième long-métrage. Comme toujours chez le cinéaste de 2001, l’Odyssée de l’espace, la genèse et le tournage (quinze mois) furent longs et ponctués d’aléas (dont le départ d’Harvey Keitel après six mois de tournage et son remplacement par Sydney Pollack), mais l’attente une fois de plus fut récompensée tant Kubrick signe avec Eyes Wide Shut l’une de ses œuvres les plus abouties.
Très librement adapté d’une nouvelle d’Arthur Schnitzler, le film met en scène un couple presque parfait. Bill (médecin de son état) et Alice Harford sont jeunes, beaux, riches. Ils vivent dans un grand appartement donnant sur Central Park, sont les parents d’une charmante fillette.
Pourtant, il va suffire d’une soirée – une somptueuse réception mondaine chez Ziegler, un richissime patient de Bill – pour que le couple se fissure. De retour chez eux, alors qu’ils fument un joint, Alice confesse à son mari avoir un jour fantasmé sur un officier de marine croisé dans un hôtel, un inconnu pour lequel elle aurait pu tout quitter. Alors que la conversation s’envenime entre eux, Bill reçoit un coup de fil lui apprenant le décès de l’un de ses patients. Il se rend aussitôt auprès de la famille.
Œuvre testamentaire
Ainsi va débuter pour le médecin une dérive nocturne au cours de laquelle il sera confronté à un étonnant arc-en-ciel de tentations (déjà esquissées lors de la soirée chez Ziegler), de fantasmes et de dangers. Une femme mariée (la fille du patient défunt) s’offre à lui, des voyous homophobes (qui semblent sortis d’Orange mécanique) le menacent verbalement de viol, une prostituée (dont on apprendra plus tard qu’elle est séropositive) l’invite chez elle, une Lolita qui batifolait avec deux asiatiques travestis en femmes lui fait du charme… Surtout, il va y avoir cette soirée très privée (avec mot de passe à l’entrée) dans un gigantesque manoir à laquelle il faut se rendre en smoking, cape et masque. Là, après une cérémonie d’ouverture, autour de sculpturales jeunes femmes nues, orchestrée par un inquiétant maître, nombre d’invités se livrent à une orgie sous le regard des autres.
Film sur le désir, la jalousie, la culpabilité, le regard, le voyeurisme et le dévoilement, Eyes Wide Shut a l’allure d’un rêve éveillé (ou d’un cauchemar). Les deux heures quarante minutes défilent à un rythme hypnotique, envoûtant. Rien n’est réaliste dans cette sorte de conte onirique qui se déroule durant les fêtes de Noël, mais l’on suit cependant avec avidité le voyage initiatique du héros. La paranoïa et une « inquiétante étrangeté » (Freud) s’invitent, parfois ponctuées de notes de piano glaçantes (Ligeti).
Eros et Thanatos sont aux prises.
Pour camper son couple en crise, Kubrick a eu la géniale idée d’enrôler un authentique couple (les très glamour Tom Cruise et Nicole Kidman) lui-même en crise (comme on l’apprendra plus tard). Les deux comédiens font des étincelles (mention spéciale à Kidman). Sydney Pollack incarne génialement une figure paternelle et tutélaire aussi angoissante que mystérieuse. Le moindre rôle secondaire ou figurant est parfait.
Œuvre testamentaire, Eyes Wide Shut abonde de clins d’œil et de références aux autres films du maestro ainsi qu’à son univers. De la superbe photographie aux subtils travellings ou plans séquences en passant par chaque décor (y compris ce New York reconstitué en studio), tout respire le grand cinéma. Quant au dernier mot du dernier film de Stanley Kubrick, il s’agit de « Fuck » (au sens de « baiser). Eros l’emporte à la fin…
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