Ecrivain aussi brillant qu’inégal, Emmanuel Carrère n’échappe pas toujours à un égocentrisme où l’apitoiement sur soi se mêle à un vif sentiment d’autosatisfaction. Or, l’auteur de L’Adversaire et de Limonov n’est jamais meilleur que lorsqu’il cesse d’observer son nombril. La preuve avec D’autres vies que la mienne, sorti en 2009, dont le titre annonçait déjà la volonté d’élargir la focale sans pour autant abandonner sa « méthode » consistant à se mettre en scène dans ses textes.
Noël 2004, Emmanuel Carrère et sa compagne Hélène sont en vacances au Sri Lanka, accompagnés de Jean-Baptiste et de Rodrigue, leurs fils respectifs. Ils sympathisent avec un jeune couple de Bordeaux, Jérôme et Delphine, parents d’une petite Juliette, ainsi qu’avec le père de Jérôme : Philippe, un fringuant quinquagénaire. Puis survient le tsunami alors que Philippe et sa petite-fille étaient sur la plage. Lui s’en sort miraculeusement, pas la fillette. Cinq jours vont passer entre deuil, douleur, solidarité, courage, désespoir, amitié. Avant de se quitter, Philippe glisse à l’écrivain qu’il devrait raconter cet épisode tragique. De retour en France, il apprend que l’embolie pulmonaire dont souffrait Juliette, la sœur d’Hélène, a révélé un cancer incurable. Agée de trente-trois ans, elle vit avec son mari Patrice et leurs trois filles à Vienne dans l’Isère où elle est juge au tribunal de grande instance. Après sa mort, Carrère, Hélène et sa famille rencontrent Etienne, le meilleur ami de Juliette, juge comme elle. Lui aussi dit à Carrère qu’il y a là une histoire à écrire.
La grâce efficace
D’autres vies que la mienne est donc le résultat de cette double « commande ». Au-delà de ces destins que l’écrivain relate, on rencontre aussi Ruth, une jeune Anglaise persuadée que son compagnon a été emporté par la vague et dont l’imparfait commence à ronger les phrases : « Je pense en l’écoutant : cette femme a tout perdu mais c’est qu’elle avait tout, du moins tout ce qui compte. L’amour, le désir qu’il dure, la volonté de le faire durer et la confiance : il durerait. » Toute l’ambivalence et la richesse du livre sont dans ces phrases. S’il est souvent dur, éprouvant, bouleversant, il est aussi lumineux, joyeux, éclatant d’un amour indestructible et éternel. Carrère raconte des vies « réussies » bien que fauchées par la mort et le deuil. D’autres vies comme la mienne est par ailleurs le portrait de deux juges – Étienne et Juliette – frappés dans leur jeunesse par un cancer qui leur a laissé quasiment les mêmes stigmates et qui se retrouvèrent dans leur volonté de venir au secours de ceux écrasés par la consommation à crédit et le surendettement.
Puis, ce documentaire sur la violence économique et sociale laisse place à la chronique familiale, à la vie de Juliette et des siens avec le cancer – cet « ennemi intime » auquel Carrère consacre des pages magnifiques – et la mort annoncée. Enfants, parents, maris, amis : voici des héros ordinaires auprès desquels l’écrivain va apprendre à se hisser. Il y a les dernières fois, les ultimes confidences, les adieux, les requêtes comme lorsque Juliette demande à un ami de prendre désormais le maximum de photos d’elles afin que ses fillettes aient plus tard des images d’elle. « C’est ce que j’aime aussi dans mon travail : quand c’est simple, évident, quand ça tombe juste. Et bien sûr quand c’est efficace », écrit à un moment Carrère à propos d’un jugement rédigé par Etienne. Son livre possède tout cela.
D’autres vies que la mienne – Folio