« Héros » malgré lui de La Bague au doigt, récit au vitriol qu’Eva Ionesco vient de publier sur celui qui fut son mari avant une rupture fracassante, Simon Liberati demeure un écrivain fascinant. Depuis 2004 et son premier roman Anthologie des apparitions à son essai 113 études de littérature romantique en passant par les romans Nada exist, L’hyper-Justine et Jayne Mansfield 1967 (prix Femina 2011) ou Performance (prix Renaudot 2022), Simon Liberati n’a eu de cesse de construire une œuvre tiraillée entre le péché et la grâce, peuplée d’être baroques (mondains, artistes, aristocrates déchus…) empruntant des masques d’anges, de démons, d’enfants perdus, d’ogres ou de sorcières. L’ombre de Huysmans et des esthètes décadents flotte sur ces papillons de nuit consommant sexe, alcool et drogue avec le même appétit autodestructeur.
Eva, publié en 2015, que l’on pourrait présenter comme un « portrait amoureux » ou comme un « éloge » selon l’expression de l’auteur, éclaire et justifie les livres précédents, particulièrement Anthologie des apparitions dont l’héroïne, Marina, était l’une de ces adolescentes égéries des nuits parisiennes, au Palace et ailleurs, à la fin des années soixante-dix. À l’époque, Simon Liberati croisa Eva Ionesco qui lui apparut un soir, dans une robe Dior 1950 couleur pastel et une paire de mules, telle « une enfant maquillée et droguée ». Cette furtive rencontre et les photos d’Eva prises par sa mère inspirèrent des années plus tard le personnage de Marina et l’objet du roman : « Écrire leur élégie, l’éloge oisif de la jeunesse, de la grâce et de la perdition ». « Il me faudrait encore attendre dix ans avant qu’une des créatures invoquées, la plus farouche, Eva, se réveille et vienne réclamer son dû », précise l’écrivain. Viendra donc la rencontre entre l’auteur et son modèle, rencontre ébauchée dans le réel, fantasmée dans la fiction d’Anthologie, vécue puis retranscrite dans Eva.
Une conversion
Le récit de l’enfance et de l’adolescence d’Eva Ionesco relève de l’enquête, du récit réaliste voire naturaliste dont les aspects les plus crus sont parfois relatés avec une sécheresse saisissante. Pas de pathos ni de voyeurisme sous la plume de Liberati quand il retrace les stations que prend le chemin de son héroïne, mais le conte gothique, la fantasmagorie, les références et les ombres tutélaires (Lewis Carroll, Jean Lorrain, Colette…) s’invitent sans masquer les écueils qu’affronte cet étrange couple. L’écrivain n’enjolive rien dans cette histoire d’amour aussi inattendue qu’évidente scellée par la Providence et par le regard d’Eva, « le plus fort appel de l’au-delà que j’ai jamais reçu » : « l’engagement qu’il réclamait, le vœu que j’ai cru dans ma propre ivresse lire dans ces yeux-là, a changé ma vie. C’était une conversion. » Sur fond de vaisselle brisée, le narcissisme, l’infantilisme, les obsessions, les caprices, les superstitions, les pulsions suicidaires de l’une se heurtent à la discipline morose de l’écriture, à l’égoïsme, à l’ivrognerie, aux dégâts causés par les années de drogue de l’autre.
« Un baiser suffit à changer Eva en enfant de six ou sept ans, elle retrouve sous l’impulsion du désir physique l’âge où elle fut aimée. Pervertie, mais aimée. À l’étrange destin qui consiste à faire l’amour à un de ses personnages venait s’ajouter cette féerie interdite. J’avais une enfant dans mon lit, à jamais », écrit encore l’amoureux aiguillé par le romanesque. Précisons enfin, s’il en était besoin, qu’Eva est une déclaration d’amour, à une femme en particulier et à la littérature en général.