Chaque semaine, on vous invite à lire une nouveauté, un classique ou un livre à redécouvrir.
Dans ses essais (Le Corps de la France, Pour Genevoix) comme dans ses romans (Les Forêts de Ravel), Michel Bernard mêle les destinées d’artistes illustres (ou qui le deviendront) aux tumultes de l’Histoire et plus particulièrement à la Grande Guerre qui constitue le motif central de son œuvre. Deux remords de Claude Monet, paru en 2016, prolonge l’entreprise en revisitant la vie du peintre autour notamment des figures de Frédéric Bazille et de Camille Doncieux.
Bazille, issu d’une famille de la grande bourgeoisie languedocienne mourut au combat en novembre 1870 peu avant son vingt-neuvième anniversaire. Auparavant, il fut l’ami de Monet avec lequel il fit ses premiers pas dans le monde de la peinture. Durant la guerre franco-prussienne, Bazille mais aussi Renoir, Courbet, Degas ou Manet sont soldats. Monet s’est installé en Angleterre pour échapper à la mobilisation. Il a épousé Camille Doncieux qui fut son modèle et qui lui donnera deux fils avant d’être emportée par la maladie en 1879.
Même après leur disparition, Frédéric et Camille ne cesseront d’accompagner le créateur du Déjeuner sur l’herbe. Bien que refusant la facilité d’un récit chronologique classique, le roman de Michel Bernard impressionne par sa fluidité et sa limpidité. Tout est là (les années de vache maigre et de bohème, Renoir et Sisley, le succès, la mort du fils Jean, la peinture, le second mariage avec Alice Hoschedé, la consécration du vieil artiste installé à Giverny…), mais sans jamais céder au didactisme ni à l’académisme. Comme si la peinture des impressionnistes avait inspiré la plume de Michel Bernard.
La grâce douloureuse de ce qui va mourir
Nul doute qu’il partage avec Monet l’amour de terres de France dont la beauté se marie à leur fragilité : « Il était ému par cette campagne antique et prospère, le caractère provincial de la petite ville que commençaient de modifier l’expansion de l’industrie et l’afflux d’une population nouvelle. Ici, la vie rurale et son paysage, menacés par l’expansion de Paris, ajoutaient à la beauté d’un équilibre séculaire la grâce douloureuse de ce qui va mourir. Il fallait peindre tout cela. Maintenant. »
Entre 1870 et 1914, d’autres guerres et d’autres destructions, moins spectaculaires, ont eu lieu : « Il avait vu avec peine, toutes ces années passées, Paris et les villes autour de Paris changer rapidement. Leurs marges s’empâtaient, s’enlaidissaient. Les petites maisons le long des routes, devant lesquelles avaient défilé les carrosses des rois et l’appareil de leurs chasses, étaient rasées et remplacées par de hauts immeubles à étages, équipés du gaz. Les cheminées des fabriques s’élevaient entre les jardins et les terrains vagues, montaient à l’assaut du ciel et le noircissaient. On ne voyait plus de vaches. La ville moderne jetait dehors, avec les eaux sales, l’âme de ses habitants. »
Le jeune Monet, éprouvant « un ressentiment infini, à la mesure de sa passion » contre « tout ce qui faisait son époque », « contre la société, les bourgeois, les académies, les artistes patentés, Paris, ses façades prétentieuses », est devenu une gloire nationale auquel son ami Clemenceau rend visite jusque dans les derniers jours. Des remords ? Le regret d’un bonheur révolu ? Le souvenir déchirant des êtres trop tôt disparus ? Sans doute, mais saisis par Michel Bernard avec une telle délicatesse qu’ils sont la matière aussi harmonieuse que poignante de ce roman lumineux.