Chaque semaine, on vous invite à lire une nouveauté, un classique ou un livre à redécouvrir.
On connaît l’art et la manière des récits de Jean Rolin, comme Un Chien mort après lui ou Peleliu, qui consistent à s’emparer d’un motif singulier, marginal, voire anecdotique, afin de l’explorer physiquement autant que littérairement. Ainsi, on a pu découvrir dans les livres précités notre écrivain partant à travers la planète à la rencontre des chiens errants ou sur les traces d’une bataille oubliée de la guerre du Pacifique. Si Rolin analyse avec la plus grande rigueur et érudition ses « sujets », ces derniers servent évidemment de prétexte à des considérations ou des observations plus vastes.
Dans Le Traquet kurde, publié en 2018, l’auteur de L’Organisation se lance à la recherche de cet oiseau rare qui « ayant hiverné dans divers pays riverains de la mer Rouge ou du golfe Persique, se reproduit à partir du mois d’avril dans une zone montagneuse courant du sud-est de la Turquie à l’ouest de l’Iran, laquelle correspond assez exactement à la zone de peuplement kurde. » Bizarrement, en mai 2015, un spécimen mâle fut observé au sommet du puy de Dôme, bien loin de ses territoires de prédilection.
L’événement suscita la curiosité des spécialistes, parmi lesquels Rolin relevant que, peu avant cette visite inopinée, une milice kurde repoussa un assaut de l’État islamique contre la ville de Kobané, sur la frontière entre la Syrie et la Turquie : « si fortuite que soit cette coïncidence, il est probable que sans le regain de sympathie pour la cause kurde suscitée par les événements de Kobané, le caractère également kurde du traquet égaré au sommet du puy de Dôme n’aurait pas éveillé le même intérêt. »
Drôles d’oiseaux
Voici donc Jean Rolin sur la piste du petit oiseau qu’il poursuit aussi bien dans des livres savants que dans les zones kurdes d’Irak ou de Turquie. Traité d’ornithologie, de géopolitique, d’histoire et de littérature, Le Traquet kurde renferme mille merveilles et offre aux lecteurs des rencontres avec des personnages que l’on n’oublie pas. On comprend au fil des pages que la connaissance et l’observation des oiseaux ne sont pas toujours étrangères à la guerre, à l’espionnage, à la diplomatie, voire au meurtre. Dans la famille de ces drôles d’oiseaux (aventuriers, officiers, conseillers de princes…), la figure de René de Naurois brille d’un éclat particulier. Ornithologue et prêtre, il aida des Juifs à trouver refuge à l’étranger sous l’Occupation avant de rejoindre Londres puis de débarquer en Normandie avec le commando Kieffer en qualité d’aumônier.
Le Traquet kurde est une promenade érudite, insolite, délicate, cocasse, sensible, où l’objet de la quête compte moins que le voyage qu’elle justifie. La tragédie n’est jamais loin. Sous le regard des oiseaux, les Kurdes comme les chrétiens d’Orient s’efforcent depuis longtemps de survivre face à des ennemis implacables. Par la limpidité de sa langue, par son rythme et sa musicalité, Rolin nous emmène là où il veut. C’est un guide discret, au regard perçant, dont le flegme britannique dissimule une fantaisie échappée du monde de Tintin. Sous sa plume, l’apparente banalité se métamorphose en poésie. Durant la Grande Guerre, sur les lignes de front, des hommes observaient des oiseaux (et la réciproque était sans doute vraie), nous dit Jean Rolin. C’est peut-être la leçon à retenir du Traquet kurde : même dans le chaos du monde, la beauté subsiste et résiste.
A noter que Jean Rolin participe au Marathon des mots de Toulouse. On pourra l’écouter ce vendredi 23 juin à 14h30 à la librairie Ombres Blanches, en compagnie de Francis Tabouret, et le samedi 24 à 11h à la librairie Floury frères.