Chaque semaine, on vous invite à lire une nouveauté, un classique ou un livre injustement méconnu.
« Ne la laisse pas tomber / Elle est si fragile / Être une femme libérée / Tu sais c’est pas si facile » chantait Cookie Dingler au début des années quatre-vingt. Finalement, la Femme libérée d’il y a quarante ans n’est pas si éloignée de la Nathalie Dumont mise en scène par Matthieu Jung en 2011 dans Vous êtes nés à la bonne époque. Elle était le signe avant-coureur de cette ultra moderne solitude fière, malgré tout, d’elle-même car émancipée et libérée de tous les anciens liens. Bien sûr, il faut désormais compter avec les machines, les téléphones portables, les ordinateurs, les mails et les SMS qui, sous le visage avenant de nouvelles libertés et de communication illimitée, ont un peu plus séparé les individus, mais leurs effets pervers partagent avec le diable la ruse faisant croire qu’ils n’existent pas.
« Nathalie Dumont, médecin reconnu par ses pairs, propriétaire d’un quatre-vingt-quinze mètres carrés rue Sedaine remboursé euro après euro » a tout, ou presque, pour être heureuse. C’est une question d’angle, comme pour une caméra qui ferait un travelling avant et un gros plan : « tu as quarante-deux ans, ta fille unique a déserté sa famille monoparentale depuis deux semaines, la probabilité d’enfanter s’amenuise seconde après seconde ».
Tension jubilatoire
De plus près donc, ce n’est pas si brillant. Pourtant, à l’image d’une héroïne de comédie romantique hollywoodienne, Nathalie va rencontrer l’un de ces êtres qui « habitent en vous depuis toujours », connaître l’évidence du coup de foudre. Cela se produit lors du vernissage d’une exposition. L’heureux élu est l’artiste, Arno Genic, intelligent, délicat, brillant, sensible, humble, doté de tous les dons sauf un : il n’a que vingt ans et ne possède guère le profil idéal du géniteur dont Nathalie rêve.
Matthieu Jung – dont on pourra découvrir le nouveau roman, Gérôme et Jérôme, le 9 mai – n’a pas peur des clichés ni des situations paroxystiques, mais il a le talent de les retourner et de les rendre aussi évidents qu’une tragédie antique adaptée à l’ère d’Internet. À l’instar d’un Nicolas Fargues, Matthieu Jung ne vise pas le grand style ou les jolies phrases. Il tend plutôt au naturel, épinglant les tics de langage, les anglicismes, les barbarismes qui confèrent à son entreprise un réalisme quasi-anthropologique. Il est question ici de couple, de mariage, de famille, d’enfants, d’amour. Rien que de très banal – ou de très éternel – plongé dans le bain bouillant du bel aujourd’hui avec quelques retours dans le monde d’avant.
On n’aurait rien dit de Vous êtes nés à la bonne époque sans évoquer la tension, l’angoisse, le suspense, la nervosité jubilatoire qui l’habitent. On tourne les pages, on veut savoir la suite. Cependant, Jung n’est pas un habile faiseur et la profondeur de son roman est dans ses détours, ses digressions, ses déliés, dont certains serrent le cœur. Bonne époque ? Peut-être pas. Bon roman ? A coup sûr.