Chaque semaine, on vous invite à lire une nouveauté, un classique ou un livre injustement méconnu.
Réduction des coûts, délocalisations, externalisations, suppressions de postes : les méthodes à l’œuvre dans Il suffit de traverser la rue sont hélas bien connues à l’ère de l’économie mondialisée, mais elles s’appliquent ici à un domaine que l’on peut – naïvement – croire à l’abri de ces dommages : le journalisme. En l’occurrence, le narrateur du nouveau roman d’Eric Faye – Aurélien Babel – travaille à MondoNews, prestigieuse agence de presse internationale. Nul besoin de savoir que l’écrivain a lui-même été longtemps employé à l’agence Reuters pour sentir la dimension autobiographique de cette fiction tant elle charrie un sens du détail qui ne doit qu’au vécu. Bienvenue donc dans les bureaux parisiens de MondoNews qui transfère des services en Roumanie ou en Inde en attendant le jour où les communiqués de presse seront traités par des robots et où naîtra un « journalisme sans journalistes ».
Mieux qu’un énième livre à charge sur le libéralisme économique ou le néo-capitalisme, le lauréat 2010 du grand Prix du roman de l’Académie française pour Nagasaki signe une manière de conte moderne qui doit autant à l’observation balzacienne qu’à la satire désenchantée des temps où nous sommes.
On liquide et on s’en va
Face à la destruction d’un métier qu’ils aimaient, le héros de Il suffit de traverser la rue et certains de ses collègues choisissent la seule issue décente : partir, quitter ce navire en perdition. D’autant qu’un plan de départs volontaires réserve de généreuses indemnités aux salariés les plus anciens. De fait, le titre du roman dépasse le clin d’œil à une déclaration du président Macron enjoignant les chômeurs à trouver un emploi pour prendre l’allure d’un éloge de la fuite.
Bien sûr, cet abandon – un « abandon de poste » au sens littéral du terme – ne se fait pas sans déchirements, mais Babel, âgé de cinquante-sept ans, est un homme du monde d’avant, de la civilisation du papier, qui n’a plus sa place à l’heure où chaque article mis en ligne doit générer des « clics ». En dépit de la vision corrosive, voire désespérante, des nouvelles méthodes de management ou de la description d’une désillusion très contemporaine (celle de « L’homme mélancolique d’aujourd’hui, qui voit le vivant se défaire de son vivant, par la faute des siens, et doit inventer sa propre survie dans le crépuscule qui s’annonce »), le roman d’Eric Faye ne néglige pas l’humour ni le burlesque. Autre façon de supporter un monde devenu fou.