Luna, de Georges de La Fuly, est un livre singulier, comme tous les livres devraient l’être, sans doute. Le lundi 10 septembre 2001, à la SPA d’Aix-en-Provence, un homme adopte une chienne de quatre ans, ou presque, Luna. Peu à peu – l’homme confesse ne pas être un « rapide » –, l’amour pour cet animal deviendra, pendant neuf ans, incomparable, « inconditionnel », comme on dit.
L’auteur, Georges de La Fuly, tient un blog où il publie les textes les plus variés, sur la musique, le langage, les mœurs et la politique, parfois savants, toujours pertinents, souvent déroutants et beaux. De ces milliers de textes, il a donc extrait tous ceux qui parlaient, directement ou en creux, de sa chienne, Luna.
C’est un livre qui sait d’abord très bien tenir son lecteur à distance. « Aurions-nous réussi à nous débarrasser de nos derniers lecteurs ? C’est possible mais il ne faut pas crier victoire trop vite. » L’auteur retarde donc l’entrée dans son sujet. Comme il n’a pas envie de le ménager, ce lecteur qui a le front de le lire, il prend du plaisir à le perdre, à jouer à s’en « débarrasser », à ne pas lui expliquer les références de chaque texte, leur situation dans le temps. Mais le lecteur jouit aussi de se laisser dérouter, en suivant le narrateur dans ces morceaux qui finissent par former un ensemble cohérent, dont le sujet est à la fois flottant et précis.
Il est flottant parce que l’on ne peut pas décrire directement l’amour. Ce serait décrire le bonheur, ou le bleu du ciel. On ne peut pas décrire l’amour, surtout celui, déraisonnable, que des chiens portent à leur maître. On est toujours inférieur à cet amour-là. On n’est pas digne d’être tant aimé. L’auteur confesse d’ailleurs sa « honte » d’écrire sur cette bête, et sa mort, parce qu’il sait le bénéfice moral que l’on peut en tirer : « Quand on perd un “proche”, on devient une sorte de petit héros ridicule. »
On ne peut pas décrire cet amour, mais on peut en parler par défaut. Quand on reçoit l’e-mail d’un salaud, par exemple : « Condoléances pour le clebs. » Et c’est en cela que le livre est précis : il décrit les salauds, qui rendent, a contrario, l’harmonie entre Luna et son maître saisissante. Le livre est donc précis, et varié. Certains textes sont hilarants (comme le « Mario hommage », détournement du « mariage homo »), d’autres tragiques. Surtout, ils sont remplis d’intuitions, de fulgurances, sur la mémoire, sur la morale, sur la parole : « Le fond du langage humain vient du sacrifice animal. […] Sacrifice de la parole en échange de quoi il a la bonté. »
Mais Georges de La Fuly sait aussi parler directement de sa chienne, avec simplicité, de ses odeurs, de ses couleurs, de ses poses, de sa façon d’asseoir l’autorité de son amour en s’installant sur les genoux de son maître. La vie de Georges de La Fuly, d’ailleurs – le lever, le coucher, l’heure des repas, la façon de conduire la voiture –, finit par se reconstruire autour de celle de Luna, de même que la mémoire de l’auteur se reconstruit autour de la mort de sa chienne, et de son refus de l’effacer :
« On me dit que je dois “prendre un autre chien”. Mais je ne veux pas, moi, prendre un autre chien. C’est Luna qui m’avait pris, moi je n’avais fait qu’être sur son chemin à un moment où personne ne s’y trouvait. Je veux garder mon chagrin intact car c’est tout ce qui me reste d’elle. Et puis, “prendre un autre chien”, cela signifierait que Luna était un chien comme les autres […]. Mon cœur est petit, il ne peut accueillir ni éprouver beaucoup d’amour, il est condamné à se limiter à quelques cas, très peu. »
Et cet amour continue, par-delà le trépas, puisque Luna, dit l’auteur, « a traversé la mort pour me rejoindre et c’est un miracle que j’aie été au bon endroit pour la retrouver », et composer avec elle ce livre qui éblouit autant qu’il serre le cœur.