« C’était une après-midi calme de juin – on se serait cru en temps de paix, les attentats avaient cessé depuis quelque temps, on ne parlait plus que d’“incidents“ ici ou là, on se méfiait moins, on repartait se promener hors de la ville », lit-on dans les premières lignes de La Montagne de Jean-Noël Pancrazi. Calme trompeur. Dans la cour d’une minoterie, une camionnette emmène une bande de six gosses pour une promenade sur la montagne voisine. Ce n’est pas le chauffeur habituel de l’usine et le narrateur n’ose pas suivre ses petits camarades. Quelques heures plus tard, l’armée les retrouvera : égorgés. Une enfant déclare avoir vu le chauffeur. Des hommes sont raflés. Elle en désigne un, peut-être au hasard. L’homme sera rapidement jugé et exécuté. La gamine, menacée de mort, ne pouvant plus sortir de chez elle, rendue presque folle par sa réclusion, devra quitter son pays en pleine nuit, avant tant d’autres.
En quelques pages, le récit de Jean-Noël Pancrazi dit beaucoup des injustices et des horreurs d’une guerre qui mit tant de temps à être nommée. Pas d’idées générales, de thèses ou d’idéologie toutefois dans La Montagne qui retrace la tragédie personnelle d’un survivant, d’un enfant trop tôt confronté au Mal, mais l’art de Jean-Noël Pancrazi consiste ici à mêler, de manière aussi limpide que puissante, une destinée particulière et un destin collectif, à l’image de l’évocation du massacre de la rue d’Isly.
Aveux chuchotés
Le petit garçon né là-bas se souvient de suspects embarqués à la va-vite et de crépitements dans la nuit signant leur disparition. La peur règne. La haine circule, irrigue le pays comme un sang vicié. Personne n’est épargné. Même les enfants. Quand vient l’indépendance, il y a des foules en liesse et d’autres en larmes, déjà parties ou qui vont se plier à l’exil. Pour le narrateur, c’est à Thuir dans les Pyrénées-Orientales qu’il faut continuer à vivre cette enfance profanée. Son père est resté en Algérie pour diriger la minoterie de sa patronne, mais lui aussi sera finalement condamné au départ.
De ces drames, de ces douleurs, Jean-Noël Pancrazi ne tire aucun effet mélodramatique. De Madame Arnoul à Montechristi en passant par Je voulais leur dire mon amour ou Les années manquantes, ses livres sont écrits à la pointe sèche, une pointe qui ne trempe pas dans le pathos, tout en rendant les confessions et les aveux chuchotés encore plus émouvants. La Montagne rend hommage à tous les innocents, à tous les sacrifiés.