Ce n’est qu’en 2011 que les lecteurs ont pu découvrir A feu et à sang de Manuel Chaves Nogales (1897-1944). Ce recueil de neuf nouvelles, écrites et publiées en 1937, brossent un tableau terriblement incarné de la guerre civile espagnole. Dans une superbe préface, l’écrivain et journaliste (il dirigeait le journal pro-républicain madrilène Ahora quand le conflit éclata) se présente comme un « petit-bourgeois libéral ». « Antifasciste et antirévolutionnaire par tempérament », ce modéré reconnaît seulement une haine suprême de la bêtise et de la cruauté, « une aversion naturelle à l’endroit de l’unique péché qui existe à mes yeux : le péché contre l’intelligence, le péché contre l’Esprit Saint. »
Après que la guerre est déclenchée, Chaves Nogales voit son journal tomber sous le contrôle d’un « conseil ouvrier » et dénonce dans ses articles l’insurrection franquiste avant de se résigner à quitter le pays, convaincu qu’il n’y aurait pas de place pour un homme comme lui dans l’Espagne future quel que soit le vainqueur : « Les blancs ni les rouges n’ont rien à se reprocher. Idiots et assassins ont surgi avec une égale profusion et agi avec une égale intensité dans les deux camps qui se sont partagés l’Espagne (…) Le sang répandu par les escadrilles d’assassins qui exerçaient la terreur rouge dans Madrid pesa autant sur ma désertion que celui, versé par les avions de Franco, de femmes et d’enfants innocents. La barbarie des Maures, des bandits du Tercio et des tueurs de la Phalange m’effrayait autant – sinon plus – que celle des analphabètes anarchistes et communistes. »
La cause de la liberté
En dépit de cette mise au point, il ne faut pas prendre A feu et à sang pour un livre politique ou engagé. La beauté de ces nouvelles, inspirées de faits authentiques, réside dans leur puissant réalisme transcendé par le souffle romanesque. Ce sont des scènes dignes d’une tragédie antique (à l’image de ce fils laissant son père être fusillé alors qu’il pourrait le sauver) que Chaves Nogales dessine à la pointe sèche avec un sens de l’ellipse qui n’exclut pas la poésie. Le poison de la guerre civile et sa logique folle sont disséqués implacablement. Massacres, représailles, trahisons, dénonciations, exécutions sommaires : ce ballet sanglant est d’abord absurde avant d’être féroce.
Les alliés d’hier deviennent les ennemis du lendemain, les agents doubles sont tués par les leurs, épargner la vie d’un ennemi ne sert à rien. A la logorrhée révolutionnaire qui drape ses crimes dans la promesse des lendemains enchanteurs répond le nihilisme des fascistes criant « Viva la muerte ». La haine, la rage, la vengeance, le goût du sang qui en appelle toujours plus irriguent ces pages à la fois brûlantes et glaçantes. Au cœur de cet effroi percent de rares lueurs d’espérance. La « common decency » chère à Orwell, ce socle de valeurs morales élémentaires ancrées dans le peuple, n’est pas loin, mais chez Chaves Nogales comme chez l’auteur d’Hommage à la Catalogne, la lucidité est trop grande pour céder aux illusions. La dernière phrase de A feu et à sang possède le tranchant d’un couperet et le chuchotement d’une confession désolée : « Sa cause, celle de la liberté, il n’y avait personne en Espagne pour la défendre. » Elle dit aussi beaucoup de la grâce tremblante qui illumine ce grand livre.