Le Grenier de Toulouse fêtera ses 80 ans cette saison. Pour l’occasion, la compagnie toulousaine mettra les petits plats dans les grands. Elle rejouera une flopée de spectacles cultes et se lancera aussi de nouveaux défis avec, entre autres, « La Dispute » de Marivaux. Culture 31 a fait le point sur cette saison anniversaire avec Pierre Matras, codirecteur du Grenier.
Culture 31 : Avant de faire un tour d’horizon de la saison à venir, quel est votre regard sur la saison 2023/2024 ?
Pierre Matras : Globalement, depuis le covid en 2020, tous les ans, les gens reviennent progressivement. On le ressent dans les salles. L’année dernière, on a quasiment retrouvé les scores d’avant covid. Donc on est très contents. On avait commencé la saison avec « François, le Saint-Jongleur », qui a fait un très bon lancement. Pourtant, c’est un seul-en-scène de 2 heures sur Saint François d’Assise. C’était pas très vendeur ! (Rires). Mais ça a quand même très bien fonctionné. Après, on a été absolument complets sur « Cuisine et dépendances ». On a fait carton plein sur « Tartuffe » aussi, et puis sur « Un air de famille ». On a fait une très belle saison ! On est vraiment ravis et surtout rassurés. Enfin, on commence à sortir la tête de l’eau.
En espérant poursuivre dans cette dynamique, puisque vous allez fêter les 80 ans de la compagnie cette année.
On va même fêter la compagnie sur deux saisons, puisqu’elle est née le 18 mars 1945. Cette année sera vraiment rythmée par l’anniversaire, elle sera très importante pour nous. On commence par « 2 poids, 3 mesures », un spectacle un peu vintage sur Raymond Devos. Il mélange l’esprit de Raymond Devos et l’esprit de modernité du Grenier de Toulouse. Laurent Collombert jouera le texte de Raymond Devos et Loïs Carcassès sera au piano. Car Raymond Devos était souvent accompagné d’un pianiste. On va retrouver ce côté cabaret sur scène, avec Laurence Roy à la mise en scène. Elle a un esprit complètement loufoque. J’ai assisté à 2-3 répétitions, et je peux vous dire que ça va être très poétique et drôle. Ce sont les deux mots qui me viennent. Avec deux comédiens exceptionnels sur scène.
Le spectacle « Un fil à la patte » va jalonner la saison. Qu’est ce qui fait de ce vaudeville de Georges Feydeau une œuvre intemporelle ?
On l’a déjà joué 400 fois je pense. C’est un spectacle culte du Grenier, c’est pour ça qu’on le remet dans la programmation pour les 80 ans. Je crois qu’on l’a créé en 2007 en 2008. On l’a dynamité parce qu’on est que deux comédiens sur scène. Le principe, c’est qu’on est deux ouvreurs. Un ouvreur et une ouvreuse. Et quand le rideau s’ouvre, il n’y a plus de comédien sur scène. Les comédiens se sont tirés et ils ont enlevé le décor. Donc nous, on va faire en sorte que le public passe une bonne soirée en lui montrant ce que c’est que le « fil à la patte », sans aucun accessoire ni décor. Je fais l’ouvreur et Muriel Darras fait l’ouvreuse. On a extrait ce qui fait le génie de Feydeau, c’est-à-dire le rythme et les répliques.
On a enlevé tout ce qui était un peu accessoire, les accessoires notamment ! En effet, le génie de Feydeau, c’est vraiment son rythme, ce sens de l’horlogerie. Il était français mais avait vraiment un sens de l’horlogerie très suisse. Et surtout, c’est un spectacle qui fait appel à l’imaginaire du public. Les gens voient des costumes qui ne sont pas là, on les mime. Des gens me disent qu’ils voient la robe de la baronne en bleu, d’autres en rose… C’est vraiment drôle. On prend beaucoup de plaisir avec ce spectacle. À chaque fois, on se dit que c’est la dernière année qu’on le fait, et à chaque fois on le remet.
D’ailleurs, vous rendrez une fois de plus hommage au genre du vaudeville en décembre, avec « C’est encore mieux l’après-midi » de Ray Cooney, le « Georges Feydeau anglais ». Qu’est ce qui en fait le spectacle de fin d’année idéal ?
Ray Conney, c’est un auteur de la deuxième partie du 20ème siècle, et c’est le dramaturge le plus joué à Londres. C’est vraiment le Feydeau anglais, on ne va pas se mentir. On est sur du vaudeville pur et dur, avec un sens du rythme incroyable là aussi, avec cet humour anglais. Il se décale un peu de Feydeau dans l’esprit mais ça reste le même sens aigu du rythme. Seulement, il y a ce côté jusqu’au-boutiste anglais. C’est une histoire complètement folle, ça va à 100 à l’heure. Quand on a le bon casting et le bon décor – car il y a beaucoup de portes qui claquent – c’est une partition musicale. Il y a quelque chose à faire avec chaque réplique.
C’est d’une précision absolue et, évidemment, extrêmement drôle. Quand j’ai proposé à Denis Rey de nous rejoindre sur ce spectacle, je me disais : « c’est un vaudeville quand même… ». Il a lu la pièce et m’a dit : « c’est la première fois que je ris à gorge déployée devant mon écran d’ordinateur ». C’est complètement loufoque.
Rire toujours, puisque le Grenier fera son one man show du 6 au 9 février 2025. Faire rire, c’est plus difficile que de faire pleurer ?
Cette question berce le monde des comédiens depuis la nuit des temps. Pour moi, c’est peut-être plus facile de faire rire. Pour d’autres, ça sera l’inverse. Ça dépend du comédien et des textes. Il y a des textes qui sont tellement forts et émouvants qu’il suffit d’être juste pour embarquer le public. Le one man show, c’est aussi un exercice difficile parce que ce n’est pas notre métier. On n’est pas humoristes. Donc c’est très compliqué. On le voit déjà avec Raymond Devos. Mais on va bien rigoler ! Chacun sera libre de faire ce qu’il veut. On va être morts de trouille. Une fois par an, on fait ça, on sort de notre zone de confort avec des choses qui ne sont pas vraiment dans notre ADN comme le chant, le cabaret et le one man show. Au mois de février, à mi-parcours, on se lâche un peu. C’est surtout une communion avec le public.
Cette saison, le public découvrira aussi « La Dispute » de Marivaux. Si on regarde bien, cette pièce a tous les attributs d’une télé-réalité à succès.
Je pense que Marivaux est l’inventeur de la télé-réalité. Il met quatre jeunes dans une forêt. Ils ne se sont jamais vu et n’ont jamais vu un autre jeune. Parce qu’ils ont chacun été enfermé dans une maison. Il y a quatre maisons dans la forêt. Ils ont été élevés seuls avec une vieille gouvernante. Et ils sont lâchés dans la forêt pour une expérience. Ils vont se rencontrer à la vue du monde et on va voir comment ils se connectent à l’autre, comment ils se découvrent, comment ils appréhendent l’étranger. On va aussi voir comment la séduction va opérer, comment la trahison va venir, comment les frustrations vont naître.
Marivaux a voulu une espèce d’expérience scientifique, et, en fait, sans télé, ça devient de la télé-réalité. C’est absolument incroyable ce qu’il a fait. Et pour couronner le tout – il y a trois personnages féminins et trois personnages masculins – tous les comédiens vont apprendre les rôles féminins, tandis que toutes les comédiennes vont apprendre les rôles masculins. C’est le public qui décidera tous les soirs qui jouera qui.
Vous l’avez évoqué, cette année, vous miserez en partie sur des spectacles déjà en tournée les saisons passées. « Irrésistible », « François, le Saint-Jongleur », « Cuisine et dépendances »… Quel est l’ingrédient secret d’un spectacle qui marche ?
Si on le savait, on serait milliardaires ! (Rires). Je crois quand même que la qualité du casting fait 80% du boulot. Il ne faut pas se tromper. Au Grenier de Toulouse, on a vraiment des comédiens hors-pair et je suis extrêmement vigilant là-dessus. Maurice Sarrazin, qui était le fondateur du Grenier, m’a transmis ça. Ce sont des immenses comédiennes et comédiens. Après, il faut une bonne qualité de texte. On essaye de choisir des textes très divers, on passe de Shakespeare à des textes plus contemporains, avec Bacri et Jaoui par exemple. Puis on revient sur du Feydeau en passant par du Molière… Notre ligne artistique, c’est la qualité. On essaye de jouer ça. Et les grosses comédies de Feydeau marchent très bien, c’est vrai. Mais il n’y a pas que ça. On a aussi des drames qui marchent très bien. Si on amène le public à nous, si on ne le prend pas pour ce qu’il n’est pas, c’est-à-dire des crétins, et qu’on ne se prend pas pour des élites, alors ça peut fonctionner. Mais il n’y a pas vraiment de recette.
Le texte et le casting sont tout de même les éléments essentiels.
Oui, il faut qu’on ait quelque chose à dire. Quand on choisit un texte, il ne faut pas que ça soit gratuit. Sinon, ça ne sert à rien. Le public verrait bien qu’on a monté ça pour rien. Ça peut être simplement pour faire rire, mais aussi parce que ça nous plaît. Quand j’ai monté « C’est encore mieux l’après-midi » de Ray Cooney, ça me faisait mourir de rire et je partageais cette émotion. Et quand on monte des choses plus dramatiques comme « Othello », c’est pour dénoncer quelque chose.
Il y a aussi des pièces drôles comme « Ubu Roi », qui dénoncent des choses en même temps.
Exactement. Il y a aussi des comédies qui dénoncent des choses. « Ubu Roi » en est l’exemple. Bacri et Jaoui, avec « Un air de famille » également. Bacri et Jaoui sont des génies ! « Un air de famille », décrypte une famille dysfonctionnelle et c’est énorme. On rit gravement. C’est parfois comme des coups de couteaux dans le ventre, parce qu’on revoit notre mère, nos frères, nos sœurs, nos amis… C’est d’une précision folle.
Globalement, peut-on dire que cette saison sera surtout celle du rire ?
Je dirais que ce sera la saison de célébration des 80 ans, mais aussi celle du défi. Parce que jouer « La Dispute » de Marivaux, c’est quand même pas simple. Là aussi, ça dit beaucoup de choses sur les peurs humaines, la peur des autres, de l’étranger, mais aussi les rapports homme-femme. Le tout sous couvert de comédie. Mais ça sera la saison de la fête. On va fêter les 80 ans dignement je l’espère. Puis il y a aussi le dernier spectacle qui est « Vol au-dessus d’un nid de coucou ». C’est un spectacle culte. Ça avait fait un carton il y a 8 ans. Il faut dire que le texte est absolument sidérant. Laurent Collombert jouait le rôle de Mc Murphy et il était éblouissant. Muriel Darras est elle aussi éblouissante dans le rôle de l’infirmière. C’est un drame qui dit énormément de choses sur notre société. Donc ce ne sera pas forcément la saison du rire, mais tout de même une saison feu d’artifice.
Propos recueillis par Inès Desnot