Pour de nombreux lecteurs, français comme étrangers, Jean Hatzfeld – dont on peut lire en cette rentrée littéraire le remarquable Tu la retrouveras – a mis depuis des années des mots sur la tragédie rwandaise et le génocide subi par les Tutsis. D’avril à juillet 1994, plusieurs centaines de milliers d’entre eux furent massacrés, essentiellement à coups de machettes, par les Hutus. Après Dans le nu de la vie, Une saison de machettes (prix Femina essai 2003), La Stratégie des antilopes (prix Médicis 2007) et Englebert des collines, l’ancien grand reporter et correspondant de guerre donnait en 2015 dans Un papa de sang la parole aux enfants, ceux des tueurs hutus comme ceux des rescapés qu’il avait naguère confessés. Hatzfeld raconte le génocide à hauteur d’homme et de gamins grandis trop vite, à l’ombre de l’horreur. Il met des noms et des prénoms sur les silhouettes indéfinies de l’actualité et celles oubliées de l’Histoire.
« Dix-neuf ans ont passé : l’âge d’un adolescent. J’en connais beaucoup qui ont grandi en compagnie de ces revenants. Chacun s’est débrouillé à sa manière de cette histoire qui est devenue la mienne », écrit celui qui va recueillir les récits de jeunes gens qui surfent dans les cafés Internet, qui sont sur Facebook, aiment danser et chanter, jouer au foot… Ils sont lycéens, étudiants ou déjà agriculteurs. Ils rêvent d’un bon travail et d’un beau mariage, de fonder une famille ou de partir vers des horizons lointains. Des jeunes comme les autres ? Non, bien sûr. Dans leurs bouches, des mots banals – « coupeurs », « coupés », « expéditions »… – reviennent et suscitent l’effroi.
Humanité fragile
Le désir de vengeance, la rancœur, la culpabilité, l’angoisse, la méfiance rôdent. Parfois, des non-dits font plus mal que des aveux. D’autres fois, on se brûle à toucher certaines vérités. Jean Hatzfeld ne trie pas dans les souffrances de ces enfants. Les fils et les filles de génocidaires ont connu leur part de malheur, les fautes et les crimes des pères rejaillissent sur eux. Rien n’a changé depuis les tragédies antiques.
Chez les enfants tutsis, l’absence se conjugue au présent, vingt ans après. Il manque des mots, des visages, des gestes. Il faudra vivre avec, ou plutôt sans. Impossible d’échapper à ce qui a eu lieu. Plongée dans les ténèbres, confrontation avec la banalité du Mal et la barbarie suscitée par l’exacerbation des petites différences, Un papa de sang possède aussi une dimension lumineuse. Depuis les collines et les marais du Rwanda, l’écrivain dessine les visages et les espérances d’une humanité fragile, mais terriblement incarnée et vivante.