Gran Torino de Clint Eastwood
Vingt-neuvième long-métrage réalisé par Clint Eastwood et sorti en 2008, Gran Torino avait tout de l’œuvre testamentaire clôturant de main de maître une filmographie comptant parmi les plus importantes de son temps. Il n’en fut rien et l’on ne s’en plaindra pas, mais Gran Torino demeure le chef-d’œuvre ultime du réalisateur d’Honkytonk Man, d’Impitoyable, de Sur la route de Madison ou de Million Dollar Baby. Eastwood met en scène et interprète un vieil homme misanthrope et raciste qui va prendre sous sa protection de jeunes asiatiques. Ancien de la guerre de Corée qui travailla dans une usine Ford durant cinquante ans, Walt Kowalski vient de perdre sa femme. Il rumine sa solitude en sirotant des bières et en lustrant sa voiture de collection, une Gran Torino 1972. Seuls compagnons tolérés : sa vieille chienne Daisy et son fidèle fusil M-1 qui l’aida autrefois à occire quelques « bouffeurs de riz ».
Tout irait bien pour ce grigou atrabilaire jusqu’au jour où une famille d’asiatiques vient s’installer à côté de chez lui, dans cette banlieue populaire de Detroit désertée par les WASP et toujours plus peuplée de minorités ethniques. De quoi décupler sa xénophobie… Sauf que plus encore que les étrangers, Kowalski déteste le désordre et lorsque des membres d’un gang asiatique viennent menacer ses voisins, il met en joue les voyous et gagne l’encombrante reconnaissance des nouveaux venus parmi lesquels la jeune Sue et le frère cadet de celle-ci, Tao.
Dernier dinosaure
Kowalski – qui n’entrevoit ses contemporains qu’à travers une grille sommaire (polaks, ritals, nègres, juifs, chinetoques…) – est un sale type. Kowalski – qui dit en savoir « plus sur la mort que sur la vie » – est un homme courageux et honnête qui n’aime pas la violence ni l’injustice. Avec ce personnage, arrimé au drapeau étoilé ornant sa maison, Eastwood s’est taillé un rôle à sa mesure, une sorte d’inspecteur Harry qui aurait remisé le magnum et admis que le Bien ne triomphe pas toujours. Kowalski ne brandit plus qu’un pistolet imaginaire. Le temps des justiciers est fini. Étranger dans son propre pays, cet homme anachronique, désigné à plusieurs reprises comme un « vieux débris », se sait condamné et voué au mieux à un musée ou un garage.
Avant cela, la bête rugira encore (on savourera notamment – car le Gran Torino est aussi très drôle – la scène où convié à rejoindre une maison de retraite, il pousse des grognements aux accents paléolithiques), se confessera enfin et se rachètera de ses fautes. Gran Torino possède le rythme et l’allure des œuvres intimistes de John Ford, la nonchalance efficace d’un classicisme capable de ressusciter à chaque image les mythologies et les légendes que le cinéma eastwoodien charrie. Mécréant bravache et taraudé par la culpabilité, anar idéaliste sans illusions, Kowalski est incarné avec une puissance sèche par un Eastwood plus saurien que jamais. Dernier dinosaure d’une race vouée à l’extinction, Clint filme sa disparition des écrans. Et c’est bouleversant.