Paru en février 2022, “Les Incunables”, est le dernier roman de Karine Sayagh-Satragno. Sous la plume franche que nous lui connaissons, l’autrice y poursuit son écriture des femmes et de leurs aspérités. Cette fois-ci, c’est à “Lucie” d’incarner l’un de ces visages. Entretien.
Fière, irrévérente, et ancrée dans ses persuasions. Lucie, quarante-quatre ans, apparait comme un personnage profondément antipathique. Dans ce livre, le quotidien de celle qui est chroniqueuse littéraire le jour, “Milf” assumée la nuit, va se retrouver bouleversé par une rencontre qu’elle s’efforce pourtant de fuir : la vieillesse. Roman attachant à la catharsis grisante, “Les Incunables” de Karine Sayagh est une lecture malicieuse aux réflexions générationnelles assumées. Histoire initiatique, l’aventure des Incunables propose à ses lecteurs d’apprendre en faisant face à ses préjugés. “Un roman doux qui célèbre l’amitié et l’amour. Mais pas l’amitié basique. Et pas l’amour des contes de fées…”
“J’aime l’idée que l’être humain puisse se bonifier, surtout si c’est au contact des autres”
Comment est venue l’idée de cette histoire ? Comment Lucie a vu le jour ?
Je pense que l’idée est venue, comme à chaque fois, de l’observation du dehors. Une nuque, une chevelure, une démarche, un rire peuvent être l’élément déclencheur d’une intrigue. Je dis souvent que la rue est mon divan et mon laboratoire. Pour me comprendre, je regarde les autres femmes, celles qui en sont à un cap différent de vie, les adolescentes, les femmes mâtures – le serais-je un jour ? – les vieilles dames … Depuis un moment, je me questionnais sur l’invisibilité mais pas comme un pouvoir non, plutôt comme une tare, un manque. Ce moment où l’on n’est plus observé par le reste du monde parce qu’on n’est plus « crucial », parce qu’on devient un personnage de second plan. Lucie n’en est pas encore à ce point de non-retour mais elle se questionne. J’avais envie de creuser autour des pensées limitantes de ce personnage phobique et de faire émerger un personnage grandi. Les Incunables sont à la fois un parcours initiatique et un roman d’apprentissage.
“Écrire c’est toujours un peu thérapeutique non ?”
Karine Sayagh-Satragno
L’histoire s’articule autour du personnage de Lucie. Et justement, cette Lucie, en quelques mots, qui est-elle ?
J’avais envie de construire un personnage qui soit double, un personnage qui progresse, comme dans un roman d’apprentissage. Lucie chemine en faisant l’expérience de la vie et atteint progressivement un idéal de femme accomplie. J’aime l’idée que l’être humain puisse se bonifier, surtout si c’est au contact des autres. Mon idée de départ c’était donc le changement de Lucie, un changement qui serait visible par son comportement et par mon écriture. Il y a vraiment deux Lucie dans ce texte. Ce qui est intéressant c’est de savoir laquelle est la plus détestable pour le lecteur et c’est parfois surprenant !
Nombreux de vos écrits sont axés autour des femmes et de leurs facettes. Quelle image renvoie Lucie selon-vous ?
Elle est détestable non ? Mais n’est-ce pas parce qu’elle est à ce point haïssable dans la première partie du roman qu’on finit par l’aimer ?
D’une femme confortablement installée dans son quotidien, ses préjugés et son indépendance, le personnage de Lucie bascule au fil de l’histoire dans une forme de vulnérabilité et de doutes. Comment est-ce qu’on raconte cette transition, la découverte de l’autre ?
Vous avez raison, le chemin de vie de Lucie vrille. J’aimais bien cette idée qu’une rencontre modifie l’itinéraire de Lucie. Ça déconstruit l’imagerie du prince charmant et puis selon moi, c’est souvent vrai, ce sont les femmes qui font évoluer les autres femmes, par mimétisme, par combativité ou par idolâtrie. Mais vous avez raison, Lucie baisse la garde et c’est dans cette petite faille, dans ce petit rai de lumière, dans cette respiration un peu plus longue que les autres que l’espoir va s’infiltrer. L’amour ne se révèle pas toujours à l’endroit ni au moment où on l’attend.
“L’encre sur le dos de la femme est une sorte d’arborescence de sa quête, de son parcours initiatique”
Karine Sayagh-Satragno
“Au fond, ce que chacun de mes livres dit et dit encore, c’est que c’est le Destin qui décide de tout œuvre en sous-marin”
Pour la couverture, vous avez travaillé avec Joël Bardeau, comment s’est faite la collaboration ? Pourquoi la photographie pour illustrer Les Incunables ?
Ça faisait longtemps que je voulais travailler avec Joël. J’ai aimé réfléchir avec lui sur notre Art à chacun et le moyen de les lier. Joël est spécialiste du Nu, mon DEA (diplôme d’études approfondies, ancien bac+5) quand j’étais étudiante à la Sorbonne portait sur Le Nu et le Vêtu au Moyen-âge, il y avait une connexion évidemment. L’encre sur le dos de la femme est une sorte d’arborescence de sa quête, de son parcours initiatique. Le cliché me semble aussi révéler la tension entre l’indécence et la pudeur et en ce sens, entre Tinder et l’amour fou, c’est bien le dos de Lucie que l’on voit là !
Avez-vous eu des sources d’inspiration pour l’écriture de cette histoire ?
Oui, multiples, bien sûr. Je suis entre deux âges, pas encore invisible, entourée de femmes qui se questionnent sur le basculement qui a ou va avoir lieu en elles. Alors, j’entends leurs interrogations, je sonde les miennes. Je pense même que la mise au monde de ce personnage phobique m’a permis de me libérer de certaines choses, écrire c’est toujours un peu thérapeutique non ?
Après la lecture du dernier mot, quels sont les sentiments que vous voulez laisser aux lecteurs ?
J’aime la connivence. À plusieurs reprises, je m’autorise à parler au lecteur, à tisser un lien avec lui quitte à ce que mon histoire devienne son histoire. Quand un lecteur s’identifie à l’un de mes personnages, je me sens rassérénée, c’est là que mon travail prend tout son sens puisque j’apporte une réponse. Mais ma réponse est juste une porte ouverte, une invitation, pas une obligation de croire. Au fond, ce que chacun de mes livres dit et dit encore, c’est que c’est le Destin qui décide de tout œuvre en sous-marin, c’est vieux comme une tragédie de Racine mais c’est éternellement vrai.
Une nuque, une chevelure, une démarche, un rire peuvent être l’élément déclencheur d’une intrigue
Karine Sayagh-Satragno
Dernière question, est-ce qu’il y a une part de Toulouse dans ce livre ?
Toulouse n’est jamais très loin de moi. Dans Les Incunables, il y a un peu de Toulouse oui, le quartier des Antiquaires, la place Saint-Cyprien et aussi Auvillar dans le Tarn et Garonne.
« En arrivant sur place cet été-là, j’avais loué un petit appartement meublé avec vue sur le fleuve et j’avais marché à pas vif comme si j’étais poursuivie par un amant jaloux dans le quartier Saint-Cyprien, longeant les étals du marché de plein vent qui empestent le poisson, autour de l’Église Saint-Nicolas, dans les jardins qui bordent le Musée des Abattoirs » (page 115)
“Sœurs” tome 4 : en préparation
Du côté des projets, Karine Sayagh-Satragno confie être sur l’écriture du tome quatre des “Sœurs”. Et de manière plus continue, sur une série. “Le synopsis existe, la bible de la série est en cours de rédaction, les contacts et les opportunités se multiplient. Évidemment, j’adorerais, si elle voit le jour, qu’elle soit tournée en partie dans la ville rose !”; conclut l’autrice.