Laurent Bayle a fondé la Philharmonie de Paris dont il a été le directeur général jusqu’en 2021. Ce haut responsable culturel nous livre dans un ouvrage passionnant et très documenté ses souvenirs de quarante années passées à diriger les plus illustres institutions musicales de la salle Pleyel à l’Ircam. Il sera à Toulouse ce vendredi pour présenter son livre : Une vie musicale à la librairie Ombres Blanches.
Pendant quarante ans, vous avez participé à toutes les aventures de la scène musicale française, quel regard portez-vous sur les rapports entre la culture et l’action publique ?
Laurent Bayle : C’est une microsociété, mon regard a évolué au fil du temps tout comme la perception de la musique classique dans les politiques publiques. Dans les années 80, la musique dépendait presque totalement des soutiens des structures publiques, c’est encore vrai aujourd’hui pour les opéras de province. La création d’orchestres d’intermittents, a modifié cette situation. Ces structures ne dépendent guère qu’à environ 10% de leur budget des politiques publiques. C’est l’image inversée avec les grandes phalanges. D’autre part, les orchestres se sont ouverts à l’international comme les solistes. Aujourd’hui, la notoriété nationale ne suffit plus. Il faut faire une carrière internationale, j’en veux pour preuve qu’ils choisissent tous des agents étrangers. Ce nouveau rapport a modifié la vision de ce monde. Artistes et structures oscillent entre une demande de protection publique et un monde de compétition privée. La sphère publique a aussi modifié sa vision du public en passant d’un logiciel de l’art pour l’art à un logiciel plus accès sur la transmission et l’élargissement des publics. Nous sommes aussi passé d’un temps long, les ministères Malraux, Lang, à un temps court avec les collectivités locales qui utilisent notamment les projets culturels pour faire connaître leur ville et modifier leur image. Dans cet univers virtuel qui accélère, la secousse environnementale va aussi impacter le monde des tournées. Ce monde doit s’adapter aux usages des jeunes, le temps des labels me paraît dépassé. Les artistes doivent avoir conscience de cette situation.
À la Cité de la musique, vous insistiez sur l’intéressant concept de saison thématisée ?
L.B. Pour moi, c’est fondamental, mais j’étais isolé y compris dans mes équipes. Cela suppose d’associer pensée et action. Un thème comme « Musique et société » est complexe à mettre en place. Il faut que le spectateur puisse s’y retrouver. Cela suppose aussi d’être assez dirigiste. Il faut mettre en regard les œuvres, trouver l’orchestre, le chef. Cela est plus facile à mettre en place avec une salle de 900 places qu’avec une salle plus vaste qui accueille des grands orchestres qui s’inscrivent dans une tournée, avec un programme. Alors, nous avons changé de stratégie en organisant des week-end thématiques : Beethoven, Xenakis, Iran… Cela supposait aussi de mettre en place des ateliers pour pouvoir accueillir des familles et donc une politique tarifaire plus pondérée.
Deux géants reviennent tout au long de votre livre : Pierre Boulez et Daniel Barenboim.
L.B. C’est Boulez qui m’a amené à Barenboim. Leur amitié ne s’est jamais démentie. Je suis admiratif de l’engagement de Daniel Barenboim comme musicien classique qui sans être inscrit dans la création, lui a accordé une grande place. Dans la nouvelle salle de Berlin de 700 places, il dirige des compositeurs contemporains. En fait, ce sont deux personnages inversés. Boulez choisit dans les œuvres classiques celles qu’il veut diriger, c’est une vision de créateur débarrassée du pathos romantique. Quand Barenboim dirige un compositeur contemporain, il l’inscrit dans une continuité, une histoire. En fait, il dépasse le statut d’interprète classique. Ils avaient une profonde admiration l’un pour l’autre, Boulez admirait ce géant de l’interprétation.
Nous vivons une actualité terrible avec la guerre en Ukraine et le rejet de certains artistes russes, quel est votre avis sur cette situation et sur la position de Tugan Sokhiev ?
L.B. Il ne faut jeter la pierre à personne et il est difficile de trouver un juste équilibre. Il faut de la fermeté mais avec une analyse profonde, un recul au risque de perdre ses points de repères. Deux cas se dégagent : les artistes directement liés au pouvoir et les autres. Le premier cas, c’est incontestablement Valéry Gergiev ou dans une moindre mesure Anna Netrebko. Cela n’enlève rien à leurs qualités d’artistes mais je comprends qu’ils ne soient plus invités. Si la question est bien posée, cela ne me choque pas. La situation du Bolchoï est différente, il est tout à fait compréhensible de ne pas inviter une grande maison en temps de guerre, cela serait la même situation pour l’opéra de Paris si la France était belligérante ce qui n’est heureusement pas le cas. Il faut envisager un autre dialogue avec les artistes vivants pour grande partie en France. Comment avoir un jugement violent avec des artistes qui ne peuvent pas s’exprimer ? Il faut le faire avec subtilité notamment avec ceux qui ont aussi une famille en Russie.
Vous écrivez : « nous forgeons notre personnalité au contact de l’art », celui-ci est-il indispensable ?
L.B. L’art est indispensable, mon parcours n’est qu’un exemple. Patrimoine et transmission sont deux vecteurs importants. Il faudrait créer pour chacun les conditions pour entrer en contact avec le champ artistique. Il est probable que pour certains, cela ne sera pas important. Mais, quand on a vécu des moments artistiques, on en comprend toute l’importance et on a envie que cela soit largement partagé. Il faut tout faire pour lever les obstacles sociaux, pour que la nature humaine diverse puisse s’exprimer. Quand on est en lien avec une aventure artistique, c’est un événement marquant. Cela donne des armes pour se réaliser plus tard. Celui qui a traversé de telles expériences, possède un vrai capital quand il entre dans la vie active. Il ne faut pas substituer à l’art des actions d’animation mais permettre la rencontre avec la création et la production artistique. Patrimoine, transmission, création, voilà les clefs qui donnent un sens à la vie.
Laurent Bayle nous livre une approche globale de la culture et une lecture incisive du monde culturel contemporain. Il l’aborde sans langue de bois mais toujours avec bienveillance. Il évoque ses rencontres avec les géants du XXème siècle avec humilité soulignant l’enrichissement de tels moments qui contribuent à forger sa vie. « Cet attachement à des personnalités d’horizons distincts éclaire nos vies », écrit-il, incontestablement la sienne, celle d’ « une vie musicale » exceptionnelle.
Propos recueillis par Marc Laborde
Rencontre avec Laurent Bayle à la librairie Ombres Blanches, le vendredi 18 mars 2022 de 17h00 à 18h30