Alors que le nouveau roman du prix Nobel de littérature 2006, Les Nuits de la peste, est sorti ce 10 mars, on peut découvrir ou redécouvrir la version illustrée publiée en 2017 du livre qu’il consacra à sa ville natale. « Durant toute mon existence, le sentiment d’effondrement de l’Empire ottoman et la tristesse générée par la misère et les décombres qui recouvraient la ville ont représenté les éléments caractéristiques d’Istanbul. J’ai passé ma vie à combattre cette tristesse, ou bien, comme tous les habitants d’Istanbul, à finalement essayer de me l’approprier », lit-on dans Istanbul, souvenirs d’une ville. Cependant, si cette tristesse – mélancolie typiquement stambouliote et ottomane baptisée hüzün, à laquelle l’écrivain consacre de belles pages – nourrit la plume d’Orhan Pamuk, elle n’occulte pas la faculté d’émerveillement, le cocasse, l’humour.
Le livre tient à la fois de l’évocation et du portrait d’une ville, de l’autobiographie et du récit familial. Dans ce texte hybride, Pamuk excelle ici à marier l’intime et l’universel. La ville, où il est né en 1952 dans une famille aisée et occidentalisée, se transforme en personnage ou plutôt en une foule de personnages, d’images, de sensations, de réminiscences. « À ma naissance, Istanbul, en tant que ville d’importance mondiale, vivait les jours les plus faibles, les plus misérables, les plus sombres et les moins glorieux de ses deux mille ans d’histoire », écrit celui qui vit, au cours de son existence, la population de l’ancienne Constantinople être multipliée par dix.
Redécouverte de notre vécu
La nostalgie n’est évidemment pas absente dans ces « souvenirs d’une ville » – sentiment renforcé par les photographies en noir et blanc (deux cent trente photos ont été ajoutées à la première édition qui contenait deux cents photos et dessins) dont beaucoup, en particulier celles d’Ara Güler ou de Pamuk lui-même, sont émouvantes. Mais il s’agit d’une nostalgie qui invite plus aux retrouvailles qu’au deuil, à « la redécouverte de notre vécu à partir d’objets, de rues et d’instants banals » plutôt qu’au renoncement.
L’écrivain ouvre son album de famille, célèbre sa ville sous la neige et le Bosphore. Le long de ses rives, « Istanbul défile, avec tout le poids de son chaos, avec ses mosquées, ses quartiers éloignés, ses ponts, ses minarets, ses tours, ses jardins et ses hauts bâtiments ». Istanbul est une ode aux êtres et aux paysages qui l’ont vu naître et grandir, construire son propre imaginaire. Il ne faut pas croire Orhan Pamuk quand il écrit : « Finalement, un jour, tout ce que nous avons vécu, vu ou éprouvé sera oublié, exactement comme nos souvenirs. » Chacune de ses lignes nous démontre magistralement le contraire.