Jusqu’au 22 août prochain, le Couvent des Jacobins propose avec « Le Festin de Fébus » une grande exposition qui retrace et reconstitue l’incroyable banquet donné par Gaston III, dit Fébus, comte de Foix-Béarn, en 1390 à Toulouse. Sept siècles plus tard, en compagnie de Marie Bonnabel, conservatrice du Couvent des Jacobins et commissaire de l’exposition, réasseyons-nous à la table de ce festin médiéval pour découvrir tout ce que ce grand rite, cet « évènement » dirait-on aujourd’hui, raconte sur cette lointaine époque mais aussi sur la nôtre.
Qui était Fébus, et en quel honneur le grand festin qu’il a donné en 1390 à Toulouse était-il organisé ?
Marie Bonnabel : Gaston III, dit Fébus, était comte de Foix, seigneur de Béarn, et a régné dans la seconde moitié du XIVe siècle sur une dizaine de territoires répartis entre la Gascogne et le Languedoc, le long du Piémont Pyrénéen. Nous sommes alors en pleine Guerre de Cent ans entre la France et l’Angleterre. A partir de 1388, le Roi de France Charles VI commence à entreprendre un long voyage dans le Midi et deux ans plus tard, il est de passage à Toulouse où Fébus veut organiser, pour le recevoir, un immense festin en vue de signer un traité faisant de Charles VI son héritier sur les territoires qu’il domine. C’est en janvier 1390 que le festin de Fébus a lieu, dans les murs même du Couvent des Jacobins.
Comment l’idée de reconstituer ce festin s’est-elle imposée comme choix muséographique pour cette exposition ?
M.B : Je crois beaucoup à l’idée que l’on peut comprendre l’Histoire en la faisant revivre, en immergeant les spectateurs dans une reconstitution. L’idée initiale était d’organiser un dîner-spectacle mais la crise sanitaire a eu raison de cette option. Néanmoins, tous les autres éléments sont présents, grandeur nature. La difficulté dans ce genre de projets, c’est de s’approcher le plus possible de ce que l’on croit être la réalité de l’époque que l’on met en lumière. Froissart, un chroniqueur qui a séjourné à la Cour de Fébus, a laissé un récit de ce festin mais nous ne savons pas tout de son déroulement. Il a donc fallu s’appuyer sur d’autres sources, dont beaucoup de livres de cuisine et de recettes médiévales, pour retranscrire de notre mieux la réalité de ce festin qui a accueilli plus de 200 invités.
Ce festin est le théâtre de négociations entre Charles VI et Fébus pour la succession des terres de ce dernier. Le réfectoire du Couvent des Jacobins est alors décoré de tentures tandis que la réception voit défiler des mets rares, des vins à foisons, mais aussi des danses, des spectacles, des jeux. La raison d’être de ces festins médiévaux résidait-elle dans cette démonstration de puissance à travers cet étalage de fastes et de richesses ?
M.B : Le festin est effectivement un outil pour affirmer son pouvoir, sa puissance, sa richesse. C’est un moyen de flatter son invité tout en montrant sa force. Aucun détail n’est laissé au hasard. Les épices les plus chères entrent dans la composition des plats. Le plafond du réfectoire a été repeint aux armoiries des invités pour l’occasion. Tout cet apparat doit aider au bon déroulement des négociations. Un festin médiéval est par ailleurs très long, parce que les convives ne font pas que manger. Il y a six à sept services, entre lesquels il y a des spectacles que l’on appelle les « entremets ». Fébus entretenait d’ailleurs une troupe de ménestrels, autrement dit des musiciens ambulants. Des danseurs grimés apparaissaient devant les invités, jouant des scènes au caractère symbolique très fort. Parfois des décors étaient même disposés pour mieux mimer des scènes historiques ou imaginaires.
Froissart, dans ses chroniques, ne donne que peu d’indications sur le menu servi lors du festin de Fébus. Que mangeait-on lors d’un festin médiéval ?
M.B : Lorsque l’on examine le menu d’un festin comme celui donné par Fébus, on est d’abord frappé par la très grande diversité des plats servis. Mais cette diversité est trompeuse car l’on ne goûte pas à tous les plats. Sur les immenses tables dressées, chacun ne goûte que les plats qui sont à proximité de soi, et les plus belles pièces sont réservées aux invités prestigieux. Lors d’un festin, on mange très peu de légumes, qui sont déconsidérés. Il y a quelques fruits pour se mettre en appétit, mais le principal ingrédient demeure la viande, ou plutôt les viandes.
L’exposition propose entre autres des visites gourmandes ainsi qu’une conférence autour de la cuisine médiévale. Quelques grands traités nous sont parvenus comme Le Viandier de Taillevent, Le Mesnagier de Paris ou encore Du fait de cuisine, qui sont les principales traces écrites concernant l’alimentation médiévale. Que mangeait-on dans les derniers siècles du Moyen-Age ?
M.B : La diversité des aliments consommés à l’époque médiévale est au moins équivalente à la nôtre mais sa palette est extrêmement différente. Au Moyen-Age, nous ne connaissons pas encore la tomate, ni le maïs, pas même le café ou le cacao. Les viandes, que l’on consomme beaucoup, sont très diverses. Les légumineuses, notamment les pois, font partie de l’alimentation quotidienne, tout comme une variété très importante de céréales panifiables, puisque le pain constitue la base des repas. D’ailleurs, le terme « copain » nous vient du Moyen-Age, où il servait à désigner celui avec lequel on partageait son pain.
Les cultures et les traditions alimentaires sont toutes marquées, de façon plus ou moins fortes, par des symboles, des interdits, des croyances. Etait-ce le cas au Moyen-Age en Europe et comment cela se traduisait-il ?
M.B : A l’époque les aliments étaient classés sur une chaîne en fonction de leur appartenance graduelle à la terre, à l’eau, à l’air et au feu. Plus les aliments étaient proches de la terre, moins ils étaient considérés, et inversement. Vous n’auriez jamais trouvé un « légume racine » ou une rave sur une table seigneuriale par exemple, et encore moins lors d’un festin comme celui de Fébus. Les fruits qui sont sur les branches d’un arbre, c’est déjà mieux, tandis que les oiseaux sont évidemment parmi les aliments les plus prisés. Le rapport entretenu au Moyen-Age avec certains animaux est également très éloigné de notre conception contemporaine. On mange du dauphin, du cygne, du paon, du héron. Les aliments déterminent aussi à l’époque, beaucoup plus qu’aujourd’hui, une position sociale. Cela est notamment visible de façon éclatante avec l’usage des épices. L’utilisation qu’en font les classes les plus élevées les distingue du peuple, dans l’alimentation duquel on retrouve davantage d’herbes, des alliacés, des graines de moutarde etc. Les épices sont un élément de distinction parce qu’elles sont très difficiles à acheminer, donc rares et chères. Il faut rappeler que leur présence dans la cuisine médiévale précède les découvertes des grandes routes maritimes qui caractériseront entre autres le basculement dans l’Histoire Moderne.
Une idée fausse entoure d’ailleurs l’utilisation des épices en cuisine : celles-ci auraient servi à dissimuler des viandes ou des produits avariés. Outre que leur usage aurait donc dû totalement disparaître dès l’invention du réfrigérateur, leur prix très élevé, et par conséquent le marqueur social qu’elles représentent, pulvérisent cet à-priori…
M.B : Oui cela est totalement faux et pour de multiples raisons, qui tiennent d’abord au fait que l’on peut sans difficulté manger de la viande fraîche au Moyen-Age dans nos contrées, tandis que les méthodes de conservation par le sel sont déjà totalement maîtrisées. Ce qui est intéressant avec l’usage des épices, de surcroît dans un festin, où il faut utiliser les meilleures, ce sont aussi les légendes qui leur sont associées. A la fin du Moyen-Age, les cinq épices les plus prisées sont la cannelle, le gingembre, le poivre long, la « graine de Paradis » et le sucre, qui est à l’époque considéré comme une épice. L’imaginaire médiéval est très riche en la matière. On disait de la cannelle, par exemple, qu’elle se récoltait dans le nid du Phénix renaissant de ses cendres après son embrasement. On a longtemps dit également que le poivre poussait dans des champs infestés de serpent et qu’il fallait mettre le feu à ces champs pour les faire fuir et pouvoir récolter le poivre, expliquant ainsi sa couleur noire, ce qui est faux. Quant à la « graine de Paradis », ce n’est autre que la maniguette, mais les croyances ont longtemps voulu qu’elle vienne du Paradis, ce qui en faisait une épice hors-de-prix.
La cuisine contemporaine présente-t-elle encore des liens, des similitudes avec la cuisine médiévale ?
M.B : Même si la dimension visuelle et esthétique était déjà prépondérante, ces deux cuisines sont évidemment très éloignées. Les ingrédients de la réussite d’un plat ou d’un festin ne sont plus du tout les mêmes. Avec cette exposition et cette reconstitution, nous mesurons à quel point l’alimentation médiévale peut nous paraître lointaine.
Propos recueillis par Nicolas Coulaud
« Le Festin de Fébus » : jusqu’au dimanche 22 août 2021 au Couvent des Jacobins. Ouverture du mardi au dimanche de 10h à 18h / Tarif : 5 € plein – 2,50 € réduit – gratuit pour les étudiants et -18 ans.